28 AVRIL (ASPAMNEWS)-La violence a franchi un nouveau palier au Soudan avec des destructions et des pillages au Darfour et d’intenses bombardements à Khartoum. Dans la nuit, des ombres errent, lasses. Deux lignes maladroites – à gauche pour les femmes, à droite pour les hommes – s’étendent devant une fenêtre flanquée de barreaux métalliques. Ces Soudanais ont reçu pour consigne de s’acquitter de frais de passage vers la section égyptienne du poste-frontière d’Argeen, à l’issue d’un périple de 1 600 kilomètres. Or les files ne progressent pas. Un officier égyptien finit par annoncer la fermeture du comptoir. Personne n’a la force de protester.
Les combats ont provoqué déjà un exode massif dans ce pays de 45 millions d’habitants, l’un des plus pauvres au monde. Plusieurs dizaines de milliers de personnes sont arrivées dans les pays frontaliers : le Tchad à l’ouest, l’Éthiopie à l’est, le Soudan du Sud et la Centrafrique au sud et l’Égypte au nord.
Ceux restés au Soudan dans les zones de combat doivent composer avec les pénuries de nourriture, d’eau et d’électricité ainsi que les coupures d’Internet et des lignes téléphoniques. Le coordinateur humanitaire par intérim des Nations unies au Soudan, Abou Dieng, s’est dit « extrêmement inquiet quant à l’approvisionnement en nourriture », appelant à « agir collectivement ».
À quelques mètres, une foule compacte tente de franchir une imposante grille. De l’autre côté, l’Égypte. Le pays a beau être en pleine crise économique, il prend des airs d’eldorado pour les habitants de Khartoum fuyant la guerre entamée le 15 avril.
Leur départ s’est fait dans la précipitation. Une semaine après le début du conflit entre l’armée du général Abdel Fattah Al Burhan et la milice paramilitaire des Forces de soutien rapide (FSR) de Mohamed Hamdan Dagalo (dit « Hemeti »), un cessez-le-feu de trois jours a été négocié, correspondant aux célébrations de l’Aïd. Des informations ont fuité : les ambassades souhaitaient profiter de cette trêve pour évacuer leurs ressortissants étrangers. À l’issue de cette relative accalmie, les Soudanais redoutaient, non sans raison, une intensification des combats.
« Nous ne voulons pas devenir des réfugiés »
Peu scrupuleuses, des compagnies de bus surfent sur la terreur des habitants confrontés pour la première fois à des bombardements incessants. Dimanche 23 avril, le ticket entre Khartoum et Assouan, à 340 km au nord d’Argeen, se vendait 150 000 livres soudanaises, soit environ 238 €.
C’était cinq fois moins la semaine précédente… Impossible, pour la plupart des Soudanais, de rassembler une telle somme. Alors, à Argeen, à l’abri des tirs de mortiers, ce sont principalement les classes sociales aisées qui souffrent du manque d’eau, de nourriture, de latrines…
« La situation sanitaire est très difficile, ça nous fatigue beaucoup », confie Nadal Ali. La veille, cette femme d’affaires, son mari, psychiatre, et leurs cinq enfants ont passé leur première nuit sur une natte posée à même le sol. « Sommes-nous considérés comme des réfugiés ? », interroge la commerciale Alaa Yousif. Enceinte, la jeune femme est partie par crainte de ne pas trouver d’hôpital en service en cas de complications. Les bombardements l’avaient privée d’eau et d’électricité.
« C’est une expérience très traumatisante, poursuit-elle. À cause du coup d’État d’octobre 2021, des manifestations hebdomadaires et de la situation financière, beaucoup de Soudanais se sont expatriés. Mais nous aimons notre pays. Nous ne voulons pas devenir des réfugiés. Nous nous sommes uniquement résolus à partir car nous avions peur pour nos vies. »
Les plus pauvres livrés à leur sort
Alaa Yousif et Nadal Ali ont toutes deux démarré cet éprouvant voyage le 23 avril, à bord d’un minibus qui a soigneusement contourné le cœur de la capitale, Khartoum, épicentre des affrontements. Cette première heure de route, afin de rejoindre une gare routière située à Omdurman, est la plus dangereuse. Partout sont postés des véhicules blindés appartenant aux FSR du général Hemeti.
Jusqu’à la traversée du pont d’Al-Halfaya, à l’extrême nord de Khartoum, où un point de contrôle est sous la domination des troupes nationales. Au bord des rues, hommes, femmes et enfants partent à pied, chargés de modestes sacs en plastique ou de lourdes valises.
« De nombreux habitants n’ont pas les moyens de payer le bus, souligne Haneen Eltinay, la belle-sœur d’Alaa Yousif. S’ils ne meurent pas d’une balle, ils succomberont à la faim ou au manque d’eau… » Cette apprentie dentiste s’associe presque aux souffrances de ceux qui pilleront probablement sa maison à Khartoum pour tenter de survivre. Mais malgré cette bienveillance de façade, les tensions s’exacerbent tout au long du périple vers Assouan.
Dès les premières heures du voyage qui va durer quatre jours et quatre nuits, un passager du bus de Nadal Ali s’en prend au chauffeur. En quelques minutes, le véhicule s’embrase. Les uns et les autres menacent d’en découdre lors de la prochaine escale.
La cinquantaine de passagers finit par s’apaiser, économisant ce qui lui reste de forces. Le lendemain, pas moins de 200 bus attendent, à l’arrêt, d’entrer sur le sol égyptien. Seules les rafales balayant le sable du désert procurent un léger soulagement aux voyageurs éreintés par ces vingt-quatre premières heures de cavale.
Des aînés à bout de force
Sur un brancard repose la mère de Dina Belal. « Elle était en soins intensifs pour ses problèmes de reins et son diabète quand la guerre a commencé. Nous sommes parvenus à la ramener chez nous. Mais les bombardements faisaient rage et les balles sifflaient, alors nous sommes partis samedi à 5 heures du matin. Cela fait bientôt quarante-huit heures que nous patientons ici, à Argeen », détaille cette professeure d’ingénierie mécanique à l’université de Khartoum.
En raison de la saturation du point de passage vers l’Égypte, les bus ont, entre-temps, reçu de nouvelles directives pour acheminer les exilés vers un autre poste-frontière, sur la rive orientale du lac artificiel de Nubie.
Les hommes de moins de 50 ans devaient déjà rejoindre ce second point de passage pour obtenir un visa, dont les aînés, les femmes et les enfants soudanais sont exemptés. C’est cette direction qu’a prise le fils de Nadal Ali. À la veille de leur départ vers le nord, ce jeune médecin s’est fait interpeller par les FSR qui ont menacé de lui couper les cheveux.
Pas acceptable pour les hommes, une telle longueur, à leurs yeux de militaires… « Ils avaient un couteau, on ne sait pas quelle maladie il aurait pu attraper », raconte sa sœur, Rafa Hassan, dont les supplications ont évité le passage à l’acte. Le soir même, l’étudiante s’est résolue à couper les boucles de son frère pour éviter tout ennui pendant leur traversée vers le nord.
Jeudi 27 avril, la famille, qui a réussi à franchir la frontière, a fini par atteindre Assouan. Avant de prendre le train en direction d’Alexandrie, Ramsa Hassan, la benjamine, s’inquiète de l’accueil glacial réservé par les Égyptiens : « Ils nous traitent comme des réfugiés. Pourtant, nous avons des papiers et un endroit où aller. » Tous prévoient de rester plusieurs semaines en Égypte, espérant pouvoir bientôt rentrer dans leur pays quand les combats auront cessé. Ou alors, ils s’exileront plus loin encore, dans un pays du golfe Persique.
Violents combats à Khartoum et au Darfour malgré la trêve
Les nombreuses tentatives de faire taire les armes ont échoué depuis le début du conflit, le 15 avril, entre l’armée du général Abdel Fattah Al Burhan et les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemeti ».
Jeudi 27 avril, les combats meurtriers sont entrés dans leur treizième jour au Soudan, où la capitale, Khartoum, et la région du Darfour sont désormais en proie au chaos des bombes. Selon le ministère soudanais de la santé, au moins 512 personnes ont été tuées et 4 193 blessées, un bilan vraisemblablement sous-évalué.
Rappelons que les combats qui opposent, depuis le 15 avril, l’armée du général Abdel Fattah al-Burhane, aux très redoutés paramilitaires des FSR du général Mohamed Hamdane Daglo, dit « Hemedti », ont fait plus de 500 morts et des milliers de blessés, selon le ministère soudanais de la santé. Douchant les espoirs d’une transition démocratique, les deux généraux ont évincé ensemble les civils du pouvoir lors d’un putsch en 2021, avant d’entrer en guerre, ne parvenant pas à s’accorder sur l’intégration des paramilitaires dans l’armée.(LCR/2023)