MOSCOU, 21 FEVRIER (ASPAMNEWS)-Alors que les médias indépendants ont été forcés à la fermeture, l’héritage de l’Union soviétique, les chaînes et programmes de télévision russes tiennent encore aujourd’hui le haut du pavé dans le paysage médiatique des pays d’Asie centrale. Mais cette place prépondérante fait l’objet de critiques croissantes depuis le début de l’invasion de l’Ukraine.
L’Ouzbékistan va-t-il débrancher la télé russe ? Fin janvier, un talk-show de la grande chaîne russe NTV a fait voir rouge aux internautes de ce pays. En cause : une longue tirade de l’historien Mikhaïl Smoline sur le caractère artificiel des États d’Asie centrale, dont les nations ne devraient leur existence qu’à l’Union soviétique.
« Les Ouzbeks n’existaient pas avant la révolution (d’octobre 1917) », a-t-il déclaré, après en avoir dit autant des Kazakhs et des Kirghizes. « Ce nom ethnique n’existait pas. Ils l’ont pris et ont créé des Ouzbeks à partir de plusieurs peuples d’Asie centrale. »
Les déclarations impérialistes sont devenues monnaie courante à la télévision russe, depuis le début de l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Si elles visent surtout l’Ukraine et l’Occident, elles n’épargnent pas les pays d’Asie centrale, qui ont vu certains commentateurs d’émissions de grandes chaînes russes remettre ouvertement en cause leur indépendance, au motif de leur supposée « ingratitude » envers la Russie, ou de leur ancienne appartenance à l’empire russe puis soviétique.
De quoi alimenter un vif débat sur la nécessité de limiter, voire d’interdire la diffusion des chaînes russes dans ces pays, où elles conservent une place dominante dans le paysage médiatique.
« Ces derniers temps, nous n’entendons que des déclarations chauvines en russe, a écrit sur Facebook Alisher Qodirov, vice-président de la chambre basse du Parlement ouzbek, qui a appelé à réfléchir à « des mesures pratiques » pour corriger l’usage « disproportionné » de la langue russe à la télévision.
Parmi ces mesures, la substitution des programmes russes par des émissions produites en Asie centrale, « par nos frères kazakhs (…), kirghizes, turkmènes, turcs et tadjiks ». L’Ouzbékistan s’est gardé, pour l’heure, de prendre des mesures en ce sens.
La prudence demeure dans les relations avec Moscou, premier partenaire commercial de Tachkent, de sorte que les autorités et leurs relais sont plus à l’aise à dénoncer « l’influence des médias étrangers » en général, plutôt que celle des chaînes russes en particulier.
Craintes sécuritaires
La nécessité d’agir avec mesure est encore plus manifeste au Kazakhstan, où les enjeux économiques se doublent de craintes sécuritaires : le pays partage une frontière de 7 600 kilomètres avec la Russie, le long de laquelle réside une importante minorité russe.
Et pourtant. Début janvier, l’opérateur de télévision kazakhstanais TVCom a annoncé qu’il cessait de diffuser plusieurs chaînes russes, dont Pervyï Kanal, première chaîne publique de Russie.
Ses représentants au Kazakhstan ont assuré que cette décision était purement commerciale. Mais l’opérateur kazakhstanais a semé le trouble en affirmant dans un communiqué, désormais inaccessible, vouloir réduire la part des chaînes étrangères diffusant des programmes d’information.
En novembre, les autorités kazakhstanaises avaient déjà bloqué le portail de streaming Sputnik24, qui permet de regarder les principales chaînes de télévision russes sur Internet depuis l’étranger, au motif d’un problème administratif.
« Quand on s’attaque à un géant comme Pervyï Kanal, qui est une chaîne cruciale pour la propagande russe, on s’expose à de lourdes conséquences, analyse le chercheur Rachid Gabdoulhakov, spécialiste des médias en Asie centrale. C’est pourquoi les autorités kazakhstanaises vont préférer y aller par des voies détournées en usant de prétextes administratifs ou commerciaux. »
La fermeté est plus facile à assumer quand la chaîne est moins importante, et dépasse clairement les bornes. C’est le cas de la chaîne nationaliste russe Tsargrad, de l’homme d’affaires russe ultraconservateur Konstantin Malofeïev, qui a vu son site bloqué pour « propagande d’extrémisme » au Kazakhstan en août 2023, après la publication de contenus accusant Astana de vouloir mettre l’importante minorité russe du pays « à genoux », ou employant le qualificatif raciste « mambet », fréquemment désigné comme l’équivalent de « N-word » (nègre, NDLR) pour les Centre-Asiatiques.
« Souveraineté médiatique »
Pour assurer la « souveraineté médiatique » du Kazakhstan, selon l’expression employée par l’ancien ministre de l’information Askar Oumarov un mois après le début de l’invasion, les autorités misent cependant moins sur l’interdiction pure et simple que sur la réduction de la place accordée aux programmes en langue russe, y compris sur les chaînes kazakhstanaises.
En décembre, le ministère de l’information du Kazakhstan a annoncé son intention de réduire le montant des acquisitions de droits de diffusion aux chaînes étrangères, en faveur de productions locales. Et le Parlement travaille à l’adoption d’un amendement visant à faire passer de 50 % à 70 % la part minimale de contenus diffusés en langue kazakhe par les télévisions et radios du pays.
Il n’en demeure pas moins difficile pour les programmes en kazakh de concurrencer les coûteuses productions russes, et ce en dépit d’années d’efforts pour développer une production audiovisuelle made in Kazakhstan. « Le nombre de séries télévisées et de talk-shows en kazakh augmente, mais la qualité des programmes d’information est inférieure à celle de la propagande russe, c’est pourquoi les gens les regardent », affirme Diana Okremova, directrice de l’ONG Legal Media Center.
Le problème est plus prononcé encore au Kirghistan, pays nettement moins riche que son voisin kazakh, et qui n’a aucunement les moyens de concurrencer les programmes russes. Les autorités kirghizes s’en accommodent d’ailleurs volontiers.
« Au Kirghizstan, Pervyï Kanal fait partie du bouquet de base, que les téléspectateurs peuvent voir sans payer d’abonnement, c’est tout bénéf pour la population », note Rachid Gabdoulhakov.
Dans le cadre de ses recherches, l’expert a conduit des groupes de discussion afin de mieux comprendre l’influence des médias russes dans le pays. Résultat : les chaînes d’information russes sont perçues comme plus dignes de confiance que les médias locaux, considérés comme étant dysfonctionnels et peu indépendants. (DUB/2024)