KIEV, 8 JUIN (ASPAMNEWS)– Le « grenier à blé de l’Europe » – surnom de l’Ukraine depuis le XVIIIe siècle – devrait fortement pâtir de la destruction du barrage de la centrale hydroélectrique de Kakhovka. La gigantesque inondation, suivie par l’interruption, pour longtemps, du système d’irrigation, va dégrader les récoltes sur les fertiles terres méridionales du pays, jusqu’à la péninsule de Crimée. D’innombrables poissons sont déjà morts d’asphyxie. D’autres mourront encore dans les jours à venir, tout comme des hirondelles, des canards morillons ou encore les plantes aquatiques qu’abritait l’immense réservoir de 18 milliards de tonnes d’eau.
Ces maux s’ajoutent aux problèmes de déminage des champs, de destruction des matériels agricoles, et de perturbation du calendrier des semis auxquels sont soumis les agriculteurs ukrainiens depuis le début de l’invasion russe.
Selon des estimations encore provisoires publiées mercredi 7 juin par le ministère ukrainien de la politique agraire et de l’alimentation, environ 10 000 hectares de terres agricoles seront inondés sur la rive droite du Dniepr dans la région de Kherson, sous contrôle ukrainien. L’impact serait « plusieurs fois plus important » sur la rive gauche, sous occupation russe.
Le ministère s’attend également à l’interruption de l’approvisionnement en eau de 31 systèmes d’irrigation des champs dans les régions de Dnipro, Kherson et Zaporijia. En 2021, année record de récolte, ces systèmes ont permis d’irriguer 584 000 hectares, sur lesquels ont été récoltées environ 4 millions de tonnes de céréales et d’oléagineux, pour une valeur d’environ 1,5 milliard de dollars (1,4 milliard d’euros). Cette année, seuls treize systèmes d’irrigation fonctionnent sur la rive droite du Dniepr.
« L’acte terroriste perpétré à la centrale hydroélectrique de Kakhovka a privé d’eau 94 % des systèmes d’irrigation dans la région de Kherson, 74 % dans la région de Zaporijia, et 30 % dans celle de Dnipro », précise le ministère de la politique agraire. », a-t-il déclaré.
La zone la plus touchée se trouve sur la rive gauche du Dniepr, où le système d’irrigation dépendait entièrement des réserves d’eau douce en amont du barrage détruit. Outre les difficultés pour les agriculteurs, les autorités redoutent que les agglomérations souffrent d’approvisionnement en eau potable. Le ministère doit encore analyser l’ampleur des inondations avant de délivrer, « dans les prochains jours », des informations plus détaillées.
La rive droite du Dniepr sera moins touchée car elle est située sur une colline, a expliqué, à l’agence Interfax Ukraine, Vadym Doudka, directeur de la plus grande société de conseil en cultures maraîchères d’Ukraine, Agroanalysis LLC, dont le bureau principal se trouvait, avant la guerre, à Kakhovka.
Cet expert a précisé qu’à l’heure actuelle il n’y a pas de travaux agricoles actifs à l’échelle industrielle dans la région, ce qui réduit les pertes actuelles pour l’industrie maraîchère, à l’exception de la perte des systèmes d’irrigation qui tomberont en panne. Selon M. Doudka, « pas moins de 20 000 hectares de terres arables resteront infertiles pendant au moins cinq ans ».
Si les conséquences du drame, qualifié de « pire catastrophe environnementale en Europe depuis Tchernobyl » par le vice-ministre ukrainien des affaires étrangères, Andri Melnyk, sont encore en cours d’évaluation, elles s’annoncent de fait considérables pour les écosystèmes.
Le réservoir de Kakhovka, d’une superficie de 2 155 kilomètres carrés, traverse trois oblasts : Zaporijia, Dnipropetrovsk et Kherson. Les effets de sa destruction « vont, eux, s’étendre sur 5 000 kilomètres carrés », prévient Natalia Gozak, agent de sauvetage de la faune et de la flore à Kiev pour le Fonds international pour la protection des animaux (IFAW), et ex-directrice de l’ONG ukrainienne Ecoaction.
Dans les zones situées en amont du barrage de la centrale hydroélectrique de Kakhovka, Natalia Gozak prévoit que des écosystèmes aquatiques entiers « disparaîtront bientôt », menaçantonze parcs naturels, réserves paysagères et parcelles protégées.
En aval, ce sont quarante-huit zones protégées qui sont aujourd’hui en danger. Parmi elles, « une réserve de biosphère, trois parcs nationaux, un parc paysager régional, seize réserves, trois sanctuaires naturels, vingt-deux sites naturels seront, partiellement ou totalement, affectés par les inondations », détaille au Monde Oleksii Vasyliuk, biologiste et fondateur du Groupe ukrainien de protection de la nature (UNCG).
L’ONG Ecoaction redoute pour sa part une perturbation profonde des écosystèmes du Dniepr, quatrième fleuve le plus long d’Europe et ce, jusqu’aux zones côtières de la mer Noire, dont la réserve de biosphère est protégée depuis 1927. Les nombreux cadavres d’animauxcharriés par les flots qui se sont déversés après la destruction du barrage risquent d’entraîner « une détérioration de la qualité de l’eau due à la décomposition des organismes morts », prévient l’organisation ukrainienne.
Mêlées aux systèmes d’égouts et à des déchets divers (carburants des stations-service, produits agrochimiques), ces eaux ont en outre été contaminées par 150 tonnes d’huiles de moteur à la suite de la destruction du barrage hydroélectrique de Nova Kakhovka.
Et le ministère ukrainien de la protection de l’environnement et des ressources naturelles n’exclut pas « un risque de fuite supplémentaire de plus de 300 tonnes ». « La marée noire peut potentiellement atteindre la mer Noire », alerte Yuliya Ovchynnykova, enseignante-chercheuse en écologie, et députée de Serviteur du peuple, le parti du président Volodymyr Zelensky. Celle-ci juge toutefois qu’il « ne sera pas possible d’évaluer de manière fiable les effets sur l’environnement tant que l’inondation ne se sera pas dissipée ». (SPM/2023)